EXOFICTION
Cette fois, la donne était différente. Un type « lourdement armé »
venait de prendre d’assaut le palais Bourbon. Une journaliste d’une trentaine
d’années, cheveux aux vents, évoquait une prise d’otages. Selon les
informations dont elle disposait, environ deux cent députés étaient encore
présents dans l’hémicycle au moment de l’attaque. Ce qui surprenait, c’était
l’aisance avec laquelle le preneur d’otages avait pu s’y introduire. Excitée,
la journaliste désignait d’une main tremblante l’entrée de l’hémicycle devant
laquelle s’étaient déjà positionnés les hommes du BRI. Nadine, c’était le petit
nom de la journaliste, celui qui en tout cas défilait en bas de l’écran, avait confiance : nul doute que les Bristes allaient
régler ça vite fait, bien fait ! C’étaient des pros, des unités
chevronnées qui n’en étaient pas à leur premier coup d’essai…
Je
me rendis à la cuisine, m’ouvris une bière fraîche, puis je retournai dans le
salon. L’image et le son étaient revenus. Il était désormais question de la
dette de l’état, énorme. Un journaliste vêtu d’un t-shirt mauve, voyait dans
les réformes entreprises (suppression de plus de la moitié des postes dans la
fonction publique), des raisons d'espérer.
-
OK, mais à cette condition que ces dernières aillent jusqu’à leurs termes, le
rabroua un jeune black coiffé à la brosse.
-
Vous en doutez ?, demanda le journaliste au t-shirt mauve.
-
Ben, au vu de ce que l’on vit en ce moment…
-
Mais si, mais si ! Ne soyez pas si pessimiste Antoine ! Et puis
quoiqu’il arrive… vous connaissez la position de notre chef de l'état…
Las,
j'éteignis la télé. D’autant que Lina – c’était ma semaine de garde – venait de
me rejoindre avec sa poupée Barbie à la main.
-
Y a quoi, papa ?
-
Une prise d’otage au palais Bourbon.
-
Y a des morts ?
-
Pas que je sache…
-
Pfff…
-
Oui, je sais.
-
Tous ces « morts pour rien !
Pour
rien ? C’était la thèse officielle. Des morts sous le coup d’actes
individuels n’obéissant qu’à de soudaines et inutiles pulsions. Contrairement
aux attaques des radicaux islamistes qui, elles, au moins, avaient des
objectifs précis : dénoncer un certain mode de vie jugé incompatible avec
les valeurs qu’elles souhaitaient défendre. Même maintenant. Les rares
soubresauts en provenance d’Irak ou de Syrie, foyers de la rébellion islamiste
radicale, deux bourbiers innommables que s’arrachaient quelques groupuscules
islamophiles - ce qui, manifestement, arrangeait pas mal de mondes que ces
barbares s’entretuent et lavent leur linge sale en famille… on continuait à
leur pomper leur gaz et leur pétrole, et peu importait si des centaines de
personnes, faute de soins et de nourritures, mouraient chaque jour dans
l’indifférence la plus totale -, inspiraient un certain respect. Donc, cette
poignée d’individus malades ou revanchards, « on » s’en tapait.
D’autant que nos industries produisaient de la richesse. Alors, ces attaques?
Le fait de quelques aigris qui ne voulaient pas voir les progrès d’une société
ouverte et libre dans laquelle chacun pouvait s’épanouir. Ce qui, d’une
certaine manière, n’était pas complètement faux. Mais pour une infime partie
seulement de la population. Pas pour celle des campagnes et des quartiers de
banlieues. Celle à laquelle j’appartenais. Tout comme mes deux enfants. Ainsi
que leur mère Zohra, une franco-algérienne
de trente cinq ans qui m’avait récemment quitté car ne supportant plus mes
sempiternelles doléances.
-
T’as un boulot, un toit, une femme et deux adorables gamins ! De quoi tu
te plains ?
C’était
cela le problème : plus personne ne voyait ce qui nous pendait au nez.
Lina
hocha du chef puis vint s’installer sur mes genoux.
-
Alors, y a des morts ou pas ? demanda-t-elle de nouveau.
-
Je sais pas Lina.
-
Tu veux jouer avec moi à la poupée Barbie ?
-
Pas maintenant. J’ai du travail… Et puis il est temps de prendre le petit
déjeuner…
Je
retournai à la cuisine, en revins avec un bol de céréales à demi rempli de
lait.
-
Tiens Lina, installe-toi ici dis-je en lui désignant sa petite chaise jaune.
Je
rallumai la télé, mis la 7. Il était question de culture geek, de ces gens qui
ne juraient que par les nouvelles technologies.
-
Y a pas de dessins animés ?
-
Si. Voilà ma chérie ! Je vais bosser un peu, OK ?
Flic
de formation, je venais d’intégrer la brigade « Réseau 9 ». Mon taf
consistait à traquer non pas les terroristes, contrairement à ce que pensaient
les gens, mais toutes considérations critiques visant le Pouvoir et ses plus
hauts représentants. D’autant que Cronchon, notre nouveau et fringant
président, voyait sa côte de popularité baisser dangereusement dans les
sondages, le mouvement qu’il avait lui même initié et l’avait conduit jusqu’à
l’Elysée donner des signes d’essoufflement. Tandis qu’il avait donné carte
blanche aux industriels dont les charges avaient été réduites à néant, le
secteur de l’emploi demeurait hyper fragile. 20% des actifs au chômage, cela
n’était jamais arrivé. Le problème, c’était que les mecs qui contrôlaient
notre économie n’embauchaient plus, mettant en cause certaine
« crise ». Quelle crise ? Personne n’en savait rien. Tout cela
était parfaitement huilé en fait. Le but des gros caciques, ceux qui
dirigeaient les plus grandes sociétés, n’était pas le « plein
emploi », une idée absurde en soi dont la volonté était de les affaiblir,
mais au contraire de l’entretenir par tous les moyens tout en continuant bien
sûr de s’enrichir. Pas cons les mecs ! Alors, quand on leur parlait des
attentats, du climat de terreur qui régnait et qui, pour certains, n’était pas
sans rappeler celui de 1789, les types de la finance remplaçant alors le clergé
de l’époque, ils se gaussaient et faisaient remarquer que cela n’avait rien à
voir. Que ceux auxquels il était fait allusion n’étaient qu’une bande de
cyniques, de dépressifs et de fainéants sans aucune ambition.
Je
m’installai à mon bureau, tout en gardant un œil sur Lina, allumai mon Mac, me
connectai à internet, commençai mon job d’explorateur de ce que Proudhon
appelait le 7é continent. Facebook, Twitter, Diaspora, la quasi totalité des
réseaux sociaux donc, sans omettre les Blogs. Une fois de plus, j’y trouvai de
tout. Des commentaires de haine, bien souvent : « putain, ils nous
font chier ces grincheux… Eliminons-les… des cafards, manifestement… la lie de
l’humanité… », lesquels s’en prenaient donc à ces « putes de nouveaux
terroristes », cette engeance qui ne méritait pas que l’on
verse pour eux la moindre larme… Des lâches, oui, des fainéants et
des bons à rien ! Et leurs parents ? Que faisaient donc leurs
parents ? La vie de leurs gamins ne les concernait-elle pas pour qu’ils
les laissent dériver comme des moisissures emportées par le vent de la haine et
perpétrer les horreurs et abominations que nous savons ! Sur un coup de
tête ! Un coup de dés ! Répandre le sang de leurs congénères sans
véritable motif… Une honte absolue ! ». Je connaissais l’origine de
la plupart de ces messages outranciers. Ils étaient l’œuvre de collègues
bossant au Renseignement. L’idée était d’attirer les grosses mouches en
répandant ce type de commentaires, lesquels étaient destinés à créer un choc négatif
dans cette partie de l’opinion la moins docile et la moins conditionnée. A
manipuler ses émotions de manière à ce qu’elle prenne ouvertement fait et cause
pour ces pseudos-rebelles qui empoisonnaient cruellement la vie de la Cité et
de ses citoyens. C’était donc là que j’intervenais généralement, relevant les
noms et autres pseudos de ceux qui osaient manifester certaine sympathie ou
compassion pour ces « chiens de terroristes ». Aussi, comme de
coutume, je notai quelques pseudos sur mon carnet noir, dont un qui attira
immédiatement mon attention : Herzen 95 !
J’effectuai
des recherches. Herzen était le nom d’un ancien aristocrate russe
révolutionnaire. Je supposai que derrière ce pseudo à consonance germanophone
se cachait Pierre Proudhon, dont la tête avait été mise à prix par le Pouvoir
suite à une série d’insultes. Un procès était d’ailleurs en cours. Traiter le
chef de l’état de « criminel » constituait, selon les articles 23,
26, 36 et 37 de la loi sur la liberté de la presse du 29/7/1881 dont le but
était de protéger les personnalités publiques, une offense et un délit passible
d’une forte amende, puis d’emprisonnement en cas de récidives. L’organe de
presse en question était un hebdo qui avait pour nom « La feuille du
contre pouvoir ». Proudhon y avait développé dans le dernier numéro sa
thèse préférée dans un article de trois pages intitulé « Les suicidés du
prolétariat ». Thèse à partir de laquelle il proposait une analyse lucide,
pertinente et originale concernant les récents attentats. Il y dénonçait
l’attitude du gouvernement, qui leur ôtait volontairement tout sens politique,
et reprochait au chef de l’état son comportement « puéril et
criminel », laissait entendre de façon très explicite que l'état se
livrait à des pratiques eugéniques visant à éliminer les pauvres de la surface
de la planète. La stratégie développée consistait à les humilier, à les priver
de leurs droits les plus élémentaires (droit de réunion et de manifester en
raison du climat » délétère), et les pousser à passer à l’acte. Tout cela
en vertu d'un principe inaliénable selon lequel les riches en avaient toujours
voulu aux pauvres d'être ce qu'ils étaient. Et réciproquement. La différence,
majeure, étant que les riches possédaient tous les pouvoirs, y compris celui de
nuire physiquement à ceux qui pouvaient représenter un frein aux politiques d'austérité mises en place.
Honnêtement,
cela ne manquait pas de logique ni de pertinence.
Je
rejoignis Lina dans le salon. Celle-ci avait fini d'engloutir son petit
déjeuner.
-
Alors, papa, y a des morts ou pas, me questionna-t-elle de nouveau.
-
Sans doute oui, ma chérie.
-
Beaucoup ?
-
Certainement...
J'allai
dans sa chambre, rassemblai quelques affaires à elle dans un sac de sport, pris
Lina par la main.
-
Ma chérie, tu vas retourner chez maman... Papa peut pas s'occuper de toi
aujourd'hui...
-
T'as trop de travail ?
Oui,
trop !
-
Et John ?
-
Il est chez un copain. Il vous rejoindra plus tard.
Le
temps d'enfiler mes vêtements, de raccompagner Lina chez sa mère, et je me
retrouvai près du Palais Bourbon. Il y avait un monde dingue, surtout des
journalistes, dont Nadine qui continuait à livrer ses analyses et commentaires
sur la situation. Au bout d'une dizaine de minutes,
un homme d'une trentaine d'années, barbu et de bonne corpulence, simplement
vêtu, quitta l’hémicycle. C'était lui ! Il
tenait un Mauser à la main dont le canon était dirigé vers moi. Je
le regardai, eus envie de lui sauter dessus.
Le
lendemain, je faisais la Une de tous les journaux. Erigé en héros, je devins une sorte d'icône nationale : celle
du Pouvoir !
Je
repris mon taf. J'avais accumulé pas mal de retard dans ma traque des esprits
dérangés. Au final, ils semblaient plus nombreux que d'ordinaire, s'être
multipliés comme des petits pains. Autant dire que là-haut, dans les sphères du
Pouvoir, ils commençaient à flipper sérieusement. Une phrase, toutefois, ne cessait de me trotter dans la tête comme une sorte de leitmotiv infernal. Elle tournait en boucle, me réveillait parfois en pleine nuit, comme un phare brusquement braqué sur moi: "Il naquit dans un éclat de rire, mourut en se fendant d'une grimace. Entre ces deux états émotionnels, rien ne lui fut épargné: ni la souffrance, ni l'amour, ni la trahison. Mais une chose lui manqua: celle de n'avoir pas cru suffisamment en ses rêves!".
Qu'avais-je donc fait des miens devint bientôt une question cruciale...