L’allée des coquetiers
par Philippe
Sarr
La plus vraie perte de temps qui soit est de compter les heures
François
Rabelais
Le jardin, joliment sculpté, n’a rien à voir avec les
jardins de curé qui prolifèrent alentours. Au-dessus, dans leurs livrées blanches et noires, deux pies rieuses se font
ostensiblement la cour, volent de toits en toits, de cheminées en cheminées,
sous le regard tendre et ému de Catherine qui croit deviner en elles un
parangon de beauté originelle. Catherine, dont l’œil vif et clair a vu tant de
fois le soleil se coucher et fondre comme une noix de cajou derrière l’horizon,
qu’il est devenu l’égal de ces astres qui brillent et tourbillonnent au loin. Quelque part, dans un endroit tenu secret, secret qu’elle partage
avec sa fille, ont été enterrées les cendres d’Irma, l’épagneul aux
yeux chiasseux qui, dans un grand jour, était capable de grimper au sommet du
« bouleau jaune » avec l’agilité d’un
chat de gouttière.
L’inhumation s’est déroulée un peu plus tôt. Dans l’intimité. Exception faite de la bande des quatre. Nul n’aurait,
raisonnablement, pu manquer à l’appel pour cet hommage rendu à celui que
tout le monde surnommait ici « Tonton Gaston ». Pas tant en référence
à son statut d’ancien qu’à son physique à la Gabin, une forme d’autorité morale
et spirituelle qu’il incarnait et exerçait sur son voisinage. Tous ont ainsi tenu à lui témoigner une dernière fois leurs cordiales
et grandgousièrines pensées, matérialisées, pour l’occasion, par la présence
altière d’un Krug grande cuvée, année 1965, celle de la seconde naissance de
Cristina, l’enfant adopté.
Ceux qui, à aucun moment, n’ont dérogé à la règle qui
consistait à ne jamais remplir son « coquetier » (à l’origine du mot
« coktail!) « plus haut que le bord ». Sous
peine de se voir gentiment rabroué, moqué, ridiculisé, comme le fut Agnostes,
Agnostes, le sorbonnard spécialisé dans l’étude des cristaux,
qui se vit imposer, le teint d’habitude
coloré se mettant soudain à pâlir, de replanter, brin après brin, le petit
carré de pelouse sise à l’entrée de l’allée. Allée que quelques chiens
confondaient parfois, selon Gaston, avec un boulodrome, eu égard à la forme
étrangement arrondie de leurs « inénarrables productions
scatologiques » (un mystère jamais élucidé). Sobre, donc, émouvante,
comme lorsque Cristina, droite comme le i de l’if qui se dressait devant elle,
lut sa lettre d’adieu, rappelant, la voix jamais brisée, toujours bien
maitrisée, qui donc l’homme qui l’avait jadis adoptée, avait été : un être brave et généreux.
Une coupe de Krug à la main, sous la tonnelle du jardin,
chacun revoit, rieur et « maintenant que le plus dur est passé »,
« comme une lettre à la Poste », aurait ajouté Gaston, le mur
d’images, dans la petite salle du « funé ». Un mur d’images sonores
soigneusement choisies retraçant, comme dans un musée éphémère, près de cent
années d’existence. La tentation, alors, de se laisser aller à quelques vains regrets affleure. Quelques larmes recueillies en vitesse par un
Kleenex se trouvant là presque par hasard l’atteste au moment où s’élève dans
l’enceinte funéraire la voix tremblante du Duke, que la présence irréelle du
défunt dans son cercueil en bois de chêne capitonné d’ivoire rend encore plus tragique. Mais il en faut davantage pour couper les jambes de celle
qui, soutenue par "Melvyn de Cynthia", se lève du fauteuil roulant,
dont les jantes chromées brillent autant que celles du side-car – un MZ 250 -
avec lequel elle et son homme sillonnaient les routes de France, pour se hisser
sur la pointe des pieds et déposer un baiser fougueux sur les lèvres désormais closes du Gaston. Elle l’enlacerait bien comme autrefois,
malgré un dos douloureux et « en charpie », deux prothèses au genou
gauche et à la hanche droite, des épaules dont les attaches semblent si
fragiles qu’on les entendrait presque craquer. Craquer une dernière fois pour
celui qui, comme d’hab’, leur
« aura montré la voie». Une voie que Gaston, en rabelaisien qui ne
comptait jamais les heures, s’apprête à emprunter, son Krug dans une main, une
carte et une boussole dans l’autre...
Pour le cas où le voyage s’annoncerait plus difficile que prévu.
Pour le cas où le voyage s’annoncerait plus difficile que prévu.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire